CHAPITR SEPT
JEANNETON PRIT SA FAUCILLE… LA RIRETTE, LA RIRETTE
— Sautons ! crie Le Guennec.
— Ça passe ! rectifie Maumau Bidick.
On aurait voulu sauter, on se serait fait torchonner de première. Là, on est soulevés de mer et portés à des zéniths : le remous du navire qui nous a captés et nous valdingue. Tout autre que notre pilote n’aurait rien pu faire. Lui, si. Parce que Maumau, c’est l’as des as, le suprême, le king. Il a un self-contrôle fantastique. Les manœuvres qu’il procède, impossible de te les décomposer, car mézigue je n’ai que le permis A. Mais c’est du tout grand art. De la maestria, si tu veux qu’on sorte des termes adéquats et concomitants. Je sais qu’à une seconde donnée, il a foutu au point mort. Je me rappelle ensuite d’un saut vertigineux dans le fluide. Puis d’un rush formide de son barlu. Et la masse sombre a paru s’écarter de nous autres, nous livrer passage. Et on s’est retrouvé aux prises avec l’océan houleux. On a pris du champ, considéré la masse effroyable de ce gigantesque pétrolier gris sombre. Un drapeau rouge à sa poupe. Le drapeau soviétique, frappé de la faucille et du marteau, en jaune doré. Des matafs s’affairaient sur le pont infini. Ils ne nous prêtaient pas la moindre attention.
La brume se faisait de plus en plus épaisse.
On est restés un moment la bouche cousue, à se récupérer les pensées, à se décoincer l’anus brusquement soudé par la trouillance. Y avait que Maumau qui chantonnait comme à une partie de pêche.
— Eh ben, mon vieux, a résumé le sagace Bérurier.
On n’a rien ajouté de plus. On ne trouvait pas, n’en éprouvions pas le besoin.
Simplement, notre pilote a déclaré :
— M’étonnerait qu’on puisse rentrer ce soir si la brume continue de s’épaissir pareillement. Il faudra coucher à Nichemar’h.
On était prêts à pieuter n’importe où ; tu parles !
L’île de Nichemar’h, seules les cartes détaillées en causent, vu qu’elle ne mesure qu’un kilomètre et demi de long sur un de large. Elle est particulièrement verdoyante, à cause du cousin germain du Gulf Stream qui passe à moins de vingt-cinq centimètres de ses côtes. L’on y élève les meilleures vaches laitières du monde et de ses dominions. Y pousse un arbre unique en son genre : le tintouin, au bois légèrement ambré, célèbre pour sa résonance harmonieuse. Il sert à confectionner des castagnettes. La plupart des gens s’imaginent que les castagnettes sont fabriquées en Espagne. Quelle erreur. Celles qu’on vend aux touristes-conkodaks sans doute, mais les castagnettes de concert proviennent toutes de Nichemar’h. La troisième ressource (thermale) de l’île réside dans l’élevage de la langouste à pinces que les Danois appellent humer, variété des plus rares, à la carapace bleutée.
C’est donc dire que l’îlette de Nichemar’h est prospère. Grâce à son beurre, à ses castagnettes et à ses langoustes à pinces, elle peut se permettre d’avoir un maire chiraquien et un caré lefèvrien, plus les trois chaînes couleur et une piscine chauffée.
L’unique port de l’île est enchanteur, voilà, le mot est lâché.
Protégé par une baie naturelle, il est bordé de ravissantes maisons blanches, aux volets bleus et aux toits d’ardoise. Tu te croirais ailleurs. C’est au point qu’en abordant, on se demande ce qu’on vient faire ici.
L’île comporte cent vingt-deux habitants et demi (il s’y trouve un homme rendu tronc par un treuil malencontreux – la mer rit de mon treuil).
Quelques coquets magasins : Céline, Cartier, Dior, Saint-Laurent, fermés en cette basse saison, plus une épicerie-buvette. C’est à icelle que nous nous rendons, toute affaire cessante, aussitôt qu’amarrés à une bitte grosse commak.
La tenancière est une dame âgée, avec les cheveux teints en bleuclématite, et une couche de fards plus épaisse que le crépi de son établissement. C’est la vieille bourlingueuse en retraite, pompeuse de matafs à Amsterdam, virago de bar à Abidjan, épongeuse d’épaves à Sydney, repue, fanée, battue, échappée de véroles exotiques, qui eut des amants meurtriers, qui se voûta dans les cyclones, et puis revint d’où elle était partie, revint pour s’y regarder mourir en buvant le dernier, l’avant-dernier, l’antépénultième et les autres à la santé de son cul hors d’usage et de ceux qui s’y fourvoyèrent un instant. Revint pour contempler sa terre d’accueil, près de l’église, là où son père, sa mère l’attendaient peinardos de tous leurs os apitoyés.
La chère brave femme, la chère vieille vieille, tout embourrasquée encore, et moisissante déjà dans ses remugles de foutre mal torché, chère chérie d’hommes, à tout jamais coquette, à toujours salope. O salope à user les instants ! O digne salope ! O sainte salope que nous devons vénérer, et louer, et sanctifier de notre respect. Salopissime dame, ma gentille, ma petite fille mal guérie ; donne à boire pêle-mêle le rhum et ton passé.
Je lui ris de tout mon être, un grand rire frère-z’humain, qu’elle reçoit, et comprend, et qui la rend heureuse l’espace de mes trente-deux dents, montrées et ravalées.
La voici en plein été. Elle se regarde. Elle me rit aussi, de ses trente-deux dents qu’elle dépose pieusement, le soir venu, dans le verre où l’on mettra à tremper un jour le rameau de buis chargé d’embénir sa dépouille.
— D’où vous v’nez, les gars, par ce temps de merde ?
— Ben, du continent, répond Maumau Bidick qu’elle connaît bien, mais elle avait besoin qu’on lui confirme.
— T’as des chambres, j’espère, Trutrude ?
— Faudra vous tasser, les gars, je mettrai des matelas par terre car l’une des trois que je possède est occupée pour une girle-scout.
Elle est joyce d’avoir du monde. Elle a la voix embrumée par l’alcool et le tabac. La voici qui allume une cigarette d’un geste voyou.
— Vous bouffez ici ?
Bérurier, passionné par la question, s’approche vivement.
— Vous auriez-t-il les moiliens d’nous faire une omelette aux œufs, dans vot’ gourbi, la mère ?
Elle se marre.
— Qu’il est con, ce gros-là ! On voit que tu ne connais pas la tambouille à la mère Trutrude, mon révérend. Tu sais, j’ai été pendant quinze piges la gagneuse à Firmin-bout-du-monde. Et césigue, tu lui faisais pas son frichti avec les conserves Amieux.
Elle chausse son nez de besicles coquettes, empare un crayon et un petit bloc Cinzano (je te dis Cinzano, mais j’en ai rien à branler, tu peux remplacer par Dubonnet ou le vouisky Cuty-Moncul si ça te chante, c’est toujours le même cierge qui coule).
— Voilà le menu que je vous propose, les gars…
Elle suçote la pointe de son moignon de crayon, comme jadis les mignons zobs des collégiens en risque.
— Je vais vous démarrer par des homards à la nage. Ensuite, je vois un petit poulet à la crème citronnée, garni de riz aux truffes ; ensuite la pièce de bœuf persillée avec des pommes de terre cuites dans leur sel et puis fromage et ambassadeur. A moins que vous préféreriassiez des œufs à la neige ?
Béru la prend dans ses bras.
— Trutrude, je t’aime !
Nous célébrons par une tournée de scotch, après quoi elle nous indique la maison qu’habite le frère de Tanguy Liauradéshomme.
Et bon, j’y vais seul pendant que mes compagnons déclenchent la ripaille.
Précisément, il est troueur de castagnettes, le frelot à Tanguy. C’est lui qui perce les trous dans chaque castagnette pour qu’on puisse passer le cordonnet qui unit les deux parties. Travail minutieux car il faut une symétrie absolue pour obtenir un parfait castagnettage, pas que ça dérape le moins, toujours bien bord à bord pour le tagadagada, une erreur d’un millimètre, et t’obtiens tagâdagâda, nuance ; pour lors la Conchita ça lui déroute son flamenco, elle enchaîne sur la valse des patineurs.
Alors, donc Julien Liauradéshome, il est troueur diplômé de l’école de danse de Madrid où il a dû suivre un stage. C’est sérieux la castagnette de concert, faut pas chariboter.
Il s’agit d’un grand type qui ressemble de loin à son aîné ; comme s’il avait été conçu par téléphone. L’air sérieux, pondéré. Boulot-boulot. L’épargnant type. C’est pour lui le petit Ecureuil.
Il a des favoris bas et fournis, marqués de roux, comme deux grands bœufs dans l’étable à Pierre Dupont, et un regard bigleux de perpétuel perceur de trous.
Il me regarde sans enthousiasme ni déplaisir.
— Je suis le nouveau commissaire de police de Ploumanac’h Vermoh.
— Enchanté.
L’enchantage se fait communément chez les gens modestes. Ils s’enchantent d’un rien.
— Je viens à propos de votre frère.
Là, il prend une tronche indicible, symbole de constipation chronique poussée dans ses ultimes retranchements.
— Tiens donc ! Ah, celui-là, soupire-t-il.
Sa longue blouse grise lui donne un aspect scolaire. Il fait pion d’internat religieux.
— Je crois savoir que vous avez eu sa visite, aujourd’hui ?
La surprise épointe son regard.
— La visite de Tanguy ? Mais cela fait plus de douze ans que je ne l’ai pas vu, et encore était-ce dans Ouest France.
— Il s’est pourtant embarqué ce matin, très tôt, de Ploumanac’h en déclarant qu’il venait vous rendre visite.
— Du boniment, commissaire. D’abord il n’habite pas Ploumanac’h, mais Paris.
— Depuis quelques jours il est de retour au pays, j’ai déjà eu affaire à lui.
Cette affirmation semble le déconcerter quelque peu, mais il hausse les épaules.
— En tout cas il n’est pas venu chez moi. Demandez à ma femme, à mon ouvrier, aux voisins. Demandez au port…
Sur de telles entrefaites, sa bourgeoise rapplique. C’est une boulotte aspergée de taches de rousseur au regard hargneux de femme non convoitée.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle d’une voix douanière.
L’époux troueur, tout péteux, balbutie des explications. La pécore vocifère qu’elle en a sa claque de sa belle-famille. Un gibier de potence comme beau-frère, merci bien. Qu’il a fallu s’expatrier dans cette île à la con, elle qui aimait les fastes de la grand-ville (elle est de Concarneau). Faire des enfants qui portent un nom de ganguestère, à la vôtre ! Et recevoir la visite de la police, c’est le comble de tout. Les gens vont apprendre. Il y aura des messes basses et on les montrera du doigt. On les accusera de tremper dans les sales combines du frangin pourri, eux, les perceurs de castagnettes d’élite. Ah ! mais non, il est pas venu, ce voyou. Et qu’heureusement pour lui, sinon elle l’aurait accueilli avec son plus grand coutelas de cuisine, cet abject, ce pendard. Bon, c’est tout ce que je voulais savoir ? Alors merci de ma visite et à une prochaine fois, faut que son mari il travaille, l’Espagne attend après lui, y a des Andalouses qu’ont des fourmis dans les phalanges tant elles se trouvent en manque de castagnettes de concert. Bonsoir, monsieur.
Et je m’en vais, de mauvais gré, certes, mais proprement évicté par la donzelle, refoulé d’importance, mis à la rue.
Le vent tornade sur l’île comme à plaisir. Il te prend la grande haie de peupliers qui peuvent plier en effet, les drosse, les tord, les tresse. Et de mugir en déferlant des vagues monstrueuses sur Nichemar’h.
« Marrrins perrrdus z’en merrr », que chantait papa, au fond de mes jadis.
On la sent passer, la tornade blanche, espère. Le ciel calamiteux nous traîne dessus comme un édredon gris. C’est cataclysmique tout plein. Angoissant. On croit sentir la poudre à canon en même temps que l’iode et la portugaise attardée.
Dans le port, les barlus s’agitent tel un troupeau paniqué. Je vais à la Capitainerie au moment que les premières gouttes se mettent à tomber, épaisses comme des glaves ou des crottes de pigeon. J’y trouve un grand manchot fringué en surcouf qui téléphone à quelqu’un de sourd, ou alors la communication est à chier vue la manière qu’il tonitrue et s’impatiente, fait sonner des bordel de merde et autres.
Renonçant à communiquer, il raccroche à en décorner le bigophone.
Il me reconnaît, m’ayant aperçu lors de notre débarquement tout à l’heure. Ma bouille ne lui déplaît probablement pas car sa colère tombe devant moi comme un slip de dame.
— Bonjour, monsieur le commissaire ! il fait.
— Vous me connaissez donc, m’étonné-je en pressant ses cinq derniers doigts avec mes cinq premiers.
— Je viens d’aller prendre un verre chez la mère Trutrude…
Elle exagérait pas, la belle-sœur à Tango, en déclarant que ma visite allait leur valoir des ragots.
— Vous connaissez Tanguy Liauradéshome ? questionné-je.
— Le frère à Julien ? Je l’ai connu avant qu’il fasse toutes ces conneries, oui.
— Vous ne l’auriez pas aperçu dans l’île, aujourd’hui ?
Son expression me renseigne avant ses paroles.
— Putain, s’il fallait que je vous dise quand je l’ai vu pour la dernière fois, ça remonte à la nuit des temps ! En tout cas c’était pas aujourd’hui. A cause ?
— Il est parti de Ploumanac’h à quatre heures, ce matin, à bord d’un canot qu’il s’est fait prêter. Le nom de cette embarcation c’est le Chibrock 2.
— Pas vu, commissaire. Dites, vous avez du nouveau au sujet du phare ?
— Oui, dis-je, il est cassé en deux.
Et je m’hâte de le quitter pour rejoindre mes compagnons. Dans le fond, j’ai été mal inspiré d’affréter cette expédition alors qu’il se passe tant de trucs sur le continent. Quelle idée saugrenue m’a pris de venir en force sur cet îlot, simplement pour y demander des nouvelles de Tango ? Pensais-je l’y trouver et avoir de gros démêlés avec sa pomme ? Faudra que j’évite de suivre aveuglément mes impulsions, à l’avenir. Un peu de modestie, l’artiste ; ne crois pas toujours que tu détiens la science infuse et que ton instinct est infaillible. A preuve : cette équipée ne rime à rien. Elle n’aura pour conséquence qu’un gueuleton chez une vieille radasse reconvertie. Tandis qu’en face, des gens trucident à tout va. Ici c’est la paix sous la tornade. Les tintouiniers s’agitent dans le vent, produisant un bruit de… castagnettes. Les vaches ruminent l’herbe grasse et salée. Les langoustes à pinces ressemblent à des homards et attendent Thermidor dans leurs viviers.
La pluie y va de grand cœur. Un roulement de tambour. Je cours jusqu’au troquet enfumé. Un juke-box y sévit, balançant tous tympans des pleurardises de chanteurs émasculés. Ça sent l’alcool et le tabac. La vieille s’affaire, assistée pour l’apéro d’un demeuré qu’elle brutalise et qui rit, et qu’elle doit pogner un brin, de temps en temps, en remerciement de sa coopération.
Béru, le Guennec, Maumau Bidick en sont à la énième bouteille (au moins) de pouilly fumé. Ils flambent de la trogne, ces bons messieurs. Les naturels de l’endroit ne leur prêtent plus guère attention, et jouent aux dominos.
— Du nouveau, commissaire ? demande Le Guennec.
— Tango n’est pas venu voir son frère.
— Alors, où est-il ?
— Si vous me l’appreniez, je vous dirais merci, réponds-je avec humeur.
— Vous croyez que le phare, c’est lui ?
Je ne réponds rien.
— Et que le meurtre de Katkarre, c’est également lui ?
Il est chiant, cézigue, avec ses questions à la mords-moi le zob. Je crois, je crois… Je ne crois rien, moi. J’envisage seulement. Je supporte. J’hypothèse. Ce qui me tracasse, c’est que tout ça est trop beau pour être vrai. Ça baigne trop dans la chantilly. Un malfrat comme Tanguy Liauradéshome se chicorne avec le commandant Katkarre et poum, ce dernier est trouvé trucidé le lendemain. Le même truand est un spécialiste de la nitroglycérine, et le phare de la Pointe du Chaz explose. Un vrai cadeau pour flics sans complications.
La lourde de l’estaminet s’ouvre. Entrent une bourrasque et un julot en ciré jaune. Le gonzier refoule la bourrasque à l’extérieur, là qu’est sa place somme toute, et rabat sa capuche. Il s’agit du troueur auquel j’ai rendu visite : M. Frère. Je le vois ôter son ciré et regarder autour de lui d’un œil incertain. Pas comme s’il cherchait quelqu’un, non, au contraire, comme s’il cherchait personne. Comme s’il espérait trouver une table libre pour s’y réfugier ; seulement le troquet est bondé. Je lui adresse un signe. Il paraît sur le point de reprendre son manteau de pluie pour calter, puis il se décide et s’approche en marchant de profil, furtif comme un timide qui craint toujours de déranger.
Je le présente à mes potes. Julien Liauradéshome connaissait déjà Maumau. Ça l’aide à se mettre en confiance. Bouteille ! On trinque.
Il reste fermé, en grand mélancolique. Boit ! Reboit ! Vite, ainsi font ceux qui ont hâte de s’envoyer dehors et qui considèrent l’alcool comme un moyen de transport.
— Ça n’a pas l’air de carburer ? me risqué-je à lui demander.
— Ça ne peut pas aller quand on est marié, répond-il.
Et alors, le vin lui apportant sa survolte, il se met à débloquer, le Julien. A la fin de chaque période, il écluse un verre, repart. On l’écoute.
— De quel droit la Société oblige-t-elle un couple à vivre ensemble ? Bon, vous allez me dire : le divorce. Mais c’est emmerdant, le divorce, il y faut le consentement mutuel, ça nécessite des papiers, de l’argent, des démarches, ça fait mauvais effet, ça cause du chagrin aux enfants. On hésite à s’y risquer. On y renonce. On attend. Quoi ? J’sais pas. On attend qu’il soit plus tard. On attend que ça s’arrange. On attend que la mort vienne vous donner un coup de main. Et le temps augmente le malheur au lieu de l’endormir. Il l’aiguise. Alors on est pris pour toujours. Et on continue à marcher, de subir, de haïr. Moi, j’en frissonne de haïr. J’en claque des dents. Parfois, je me dis : ça y est, j’ai attrapé la grippe, eh bien pas du tout, c’est la haine. Un accès plus fort que les autres. Pour des riens, du quotidien plus tolérable. Elles sont fumières, si vous saviez. Vaches de partout. Et si dégueulasses. A puer pour des riens. A avoir des œillades qui vous transpercent. Des intonations qui vous humilient. Des sourires qui vous donnent envie de vous tuer. Au début, on les baise et on croit. Ben on a tort ! Baiser, c’est pas un remède, ça entre dans la liste des corvées. Ça conjure pas, au contraire, ça attise. Elles ont leurs exigences, leurs habitudes, prennent leur pied de telle et telle façon. Si tu les rates, tu deviens bourreau. On t’applique des représailles. Et même quand elles ont leurs trucs effroyables, là, tu crois que tu vas avoir campo quelques jours ? Mon œil ! Le caractère qui tourne à l’aigre. Elles te font payer le prix fort. T’as plus droit à rien. T’es fautif. Esclave en plein. Sous-tampax. Résiduel. Putrescible. De l’arrière-merde ! Tu n’oses plus parler : tu ergotes. Te voilà égrotant, débile à force de craindre ; visqueux de trop de bassesses. Tu suffoques de servilité. Tu demandes pardon de tout ce que tu n’as pas fait mais que tu aurais pu faire. Elles t’effraient plus encore que d’habitude. Tu crains tout. Et surtout – ô ironie – qu’elles te quittent. Car c’est ça, leur suprême force, à ces putains : te faire redouter ce que tu souhaites le plus au monde ! Et attendez, une minute encore, j’ai pas fini. Il y a les enfants. Leurs enfants qu’elles élèvent selon leur idée à elles. Dont elles te font de jolis petits ennemis, d’adorables angelots qui te méprisent avant d’avoir leur connaissance. Tu essaies timidement de leur apprendre le blanc, aussitôt elles leur enseignent le noir. Impossible de prévaloir. Toi, tu tentes d’expliquer, elles, elles imposent. Ce que tu cherches à réaliser par le raisonnement, elles l’obtiennent par simple osmose. Ils sont passés par leur ventre, comprenez-vous ? Leur ventre béni. Alors qu’ils n’ont fait que gicler de nos misérables couilles. On les a faits en jouissant, elles, elles les ont finis en souffrant. Alors c’est LEUR enfant, point à la ligne. Leur enfant à ELLES. Nous, tchoc, la virgule, en râlant de plaisir. Bien dans notre manière : tout à la va-vite, sans sérieux, sans réflexion. Elles, oh ! pardon, neuf mois de patience, à dégueuler, à brandir leur ventre sacré : une place assise, please ! Ecartez-vous, le bon Dieu passe ! Salopes !
« Et tout ce que je viens de vous exposer ne serait rien en comparaison de leur mauvaise foi. Pour nous, le vrai drame est là : leur mauvaise foi. Cette manière indélébile d’avoir raison. Irréversiblement raison. Raison contre tout, tous, et la logique. Raison d’avoir raison. La vérité, pour elles, ce n’est pas la vérité selon Dieu, c’est ce qu’elles disent. Tout ce qu’elles profèrent est. Ne peut-être anéanti que par un avis contraire d’elles. Y a pas de clé, comprenez-vous. Elles ont la faculté de dire oui pour non, non pour oui, oui pour oui et non pour non. Et de mélanger les quatre solutions. Et d’en trouver une cinquième au besoin. Une sixième, une millième… Elles nous usent. Pourquoi croyez-vous que notre longévité est inférieure à la leur dont le corps est affublé de tout un tas de systèmes de merde ? C’est nous qui devrions vivre le plus longtemps. On est simples, nous, on est sains, on est étanches, on est forts. Seulement, elles nous usent. Ce sont des râpes. Nous croyons les limer, mais la limaille qui tombe est la nôtre. Ah, messieurs, messieurs, si tous les gars du monde voulaient se tenir la queue, on stopperait enfin la machine en cessant de procréer. Mais elles viendraient encore récupérer notre foutre encore tiède sur nos cadavres déjà froids pour continuer vaille que vaille l’espèce.
Il s’écroule sur la table, à bout d’anti-féminisme, la tête dans son bras replié. Nous le contemplons avec tristesse, respect et commisération. C’est à ce moment-là qu’un gamin d’une dizaine d’années pénètre dans l’estaminet de la mère Trutrude.
— Papa est là ? il demande.
Les habitués lui désignent Liauradéshome, prostré à notre table. L’enfant s’approche précipitamment et se met à secouer Julien
— Papa ! Papa ! dit-il, viens vite, maman est morte.